Une photographie parle-t-elle?

Echange avec Eric Lowen, philosophe, directeur des cours à l’Université populaire de philosophie de Toulouse

Eric Lowen
Jean-Paul Droz : le courant philosophique de l’Université populaire repose sur un humanisme moderne issu des Lumières dont les racines remontent aux philosophies grecques. Cependant aujourd’hui, le mot  humanisme est un mot valise. Si nous ne l’entendons pas dix fois par jour, nous ne l’entendons pas. Telle politique, tel film, tel mouvement… sont jugés à l’aune de l’humanisme, tout en se gardant bien d’en définir le moindre contour. Eric, avant de parler du rapport possible entre photographie et humanisme, pourrais-tu nous donner les fondements de ce qu’est pour toi l’humanisme ?

Eric Lowen : effectivement il y a un problème de désignation, le terme humanisme ayant une charge symbolique et imaginaire importante est souvent utilisé comme un slogan, comme un mot drapeau alors que la plupart des gens ne savent pas ce qu’il veut dire. Ce concept fourre-tout est plus destiné à attirer les esprits qu’à préciser quelque chose. Nous pourrions dire que l’humanisme contemporain reprend les noyaux de l’humanisme historique, une conception positive de l’homme. Mais si toute philosophie parle de l’homme, cela n’en fait pas pour autant des philosophies humanistes. Tout discours sur l’homme, de même que toute image humaine, ne peuvent être qualifiés d’humaniste.


JPD : s’il fallait trouver une notion discriminante ?


Eric Lowen: la reconnaissance de l’unicité des individus. Individu signifie qui est indivisible, c’est une conception qualitative. Cette reconnaissance de l’unicité doit permettre à chacun de choisir son destin, son existence, ce qui est important pour sa vie. Tu dois pouvoir te marier sans que ce soit ton père, ta mère, tes oncles qui décident pour toi. L’humanisme remet en cause les primats collectifs imposés aux hommes dans la construction de leur épanouissement en vertu de considérations sociales extérieures du clan, de la tribu ou de l’ordre social imposé.


JPD : à l’opposé du slogan Tu n’es rien, ton peuple est tout que l’on trouvait sur les banderoles déployées dans les grands-messes du parti nazi.


Eric Lowen: les états totalitaires annulent l’individu, pour eux la liberté est une chimère, l’Etat doit penser à ma place. La philosophie humaniste nous amène à devenir plus libres vis-à-vis de nous-même et du monde, c’est un facteur d’émancipation des logiques collectives qui pèsent sur les individus, par exemple le statut social de la femme qui lui est affecté car elle est sensée se comporter de telle et telle manière… Chacun cherche son bonheur qui n’est pas le même que celui de son voisin, les autres n’ont pas à le juger sur ses choix de vie.

JPD : mais si l’humanisme est la reconnaissance de l’unicité de chaque être humain, n’allons-nous pas construire une société égocentrique ?


Eric Lowen: dire que c’est une exigence individualiste ne signifie aucunement que c’est une démarche égoïste, depuis deux siècles que le mot humanisme existe, certaines forces, particulièrement des forces religieuses, mènent une bataille pour réduire l’individualisme à l’égoïsme. Liberté n'est pas licence, il ne s’agit pas de défendre la liberté du prédateur car notre liberté s’inscrit dans un contrat social. Mais les droits de l’homme sont les droits de l’individu, pas ceux de la collectivité. Ce combat est permanent et nous devons lutter contre toutes les formes d’intolérance, de sectarisme, d’aliénation. Si nous voulons une émancipation de l’individu, nous devons avoir un processus qui repose sur une qualification individualiste.


JPD : l’Homme est la mesure de toute chose disait Protagoras.


Eric Lowen: l’exigence individualiste ne s’appuie aucunement sur une quelconque hégémonie du genre humain, l’animal-machine de Descartes a vécu. Au contraire, redéfinir l’humain ne peut se faire aujourd’hui sans l’apport des recherches spectaculaires en éthologie. Nous devons repenser notre rapport aux animaux et rejeter toute approche anthropocentrée. Oui il existe une culture animale cela ne fait plus débat. Certes il y a des résistances, provenant au demeurant des mêmes forces que précédemment, mais reconnaitre une conscience aux animaux n’est pas porter atteinte à l’homme. L’humanisme aujourd’hui s’inscrit dans la reconnaissance de l’altérité animale. L’éthologie, mais aussi la paléontologie nous montrent la difficulté d’établir quelles seraient les spécificités véritablement humaines, c’est assez déroutant mais passionnant. Peut-être une exception, l’éthique qui est une création humaine.

JPD : l’éthique, merci Eric pour cette transition. Comment l’humanisme, qu’il soit grec, issu des Lumières ou contemporain a-t-il influencé les modes d’expressions artistiques ?


Eric Lowen: difficile de répondre, voire impossible. L’art n’a pas de positionnement politique en général, il ne peut être humaniste en soi, c’est un mythe que l’art puisse être associé à l’émancipation. L’art est au service de celui qui le fait et l’esthétique n’est pas une valeur morale, il établit un rapport distractif, hédoniste. Pour le dire autrement, en quoi le David de Michel-Ange peut-il être associé par lui-même à l’humanisme philosophique ? Je ne parle pas du style de la Renaissance mais bien de l’humanisme. En rien. C’est le discours qui l’accompagne qui le présente comme une œuvre humaniste. Si on change le discours, le style pourra rester et au lieu d’exalter l’homme, cette statue exaltera les personnages de l’ancien testament, la religion chrétienne, la puissance de dieu face à l’homme pêcheur…


JPD : le courant que d'aucun appelle Photographie humaniste française peut-il être avoir un sens pour le philosophe que tu es ?


Eric Lowen: on peut comprendre ce que veut dire le mot humaniste pour le courant photographique français de la période d’après-guerre, par référence à l’histoire de la photographie. Mais effectivement, cela n’a pas de relation en soi avec l’humanisme en philosophie. Toutes ces photos pourraient être liées à d’autres courants philosophiques, il serait facile de reprendre bon nombre d’images du film Le triomphe de la volonté de Léni Riefensthal et de les interpréter avec un discours humaniste aux antipodes du discours nazi.

JPD : si je comprends bien, toute production peut être interprétée différemment suivant la sensibilité de celui qui regarde. Pourtant il me semble que toutes les images ne fonctionnent pas de la même façon et induisent par leur forme une interprétation. Que fais-tu du sujet même de la photographie, de son cadrage ? Les migrations dramatiques ont généré une vaste production de photographies que je n’hésite pas à qualifier d’obscènes, des gros plans sur la souffrance nous transformant en voyeurs. Une esthétique de la mauvaise conscience pour nous tirer les larmes des yeux. Mais d’autres photographes choisissent d’autres voies, le refus du pathos pour nous amener à réfléchir plutôt qu’à voir. Certaines photographies par leur forme n’induisent-elles pas une distance propice à la réflexion ?


Eric Lowen: je ne pense pas que la notion d’humanisme dans une photographie soit discernable. Il y a l’intentionnalité du photographe et l’interprétation qui en est faite, la photographie n’impose pas son discours. Elle ne parle pas, elle montre mais c’est nous qui lui donnons sens en fonction de nos croyances, de nos représentations symboliques, de notre univers mental. Et cela peut être sans aucun rapport avec l’intentionnalité du photographe ou sa propre sensibilité.


JPD: merci Eric pour ces pistes qui nous invitent à la réflexion.