Révolution au Liban
Le Pays des Cèdres, prisme confessionnel
Un certain 17 octobre 2019
Paris vendredi 18 octobre, dernier bouclage de valise avant le décollage le lendemain pour Beyrouth. Flash sur les chaînes d’info, déferlement de violences depuis jeudi au Liban. Pardon ? Pour des augmentations de taxes sur WhatsApp !! Contact pris avec nos amis sur place, oui la situation est instable, il est préférable de retarder notre venue. Pour un premier voyage au Liban on aurait pu espérer mieux, quelques heures passées à scruter les news mais finalement décision est prise, pas de changement à nos plans.
Dimanche tranquille à Beyrouth
Tsunami puissant, les pancartes déployées par les manifestants parfois en anglais, portent l’incessante clameur. Voleurs, rendez-nous notre argent, honte aux corrompus, démission, justice… Même Martin Luther King participe avec son fameux We need leaders not in love with money but in love with justice. Not in love with publicity but in love with humanity. La question du leadership est visible, forte. Cette manifestante exprime sa colère, pensez-vous réellement que l’incurie de la distribution de l’électricité soit une question sunnite ou chiite ? Les libanais en sont là, et las. Ils n’en peuvent plus martèle-t-elle. Que ces politiques déguerpissent et que ceux qui doivent être jugés le soit. Cette foule exaspérée est calme, déterminée voire radicale. Place des Martyrs transformée en sit-in 24h sur 24 la jeunesse dit non au Liban guerrier, réclame le désarmement des milices. J’aime la vie, laissez-moi vivre en paix hurle cette jeune femme entonnant un Bella Ciao en arabe, hymne devenu culte au Liban.
Des centaines de milliers de personnes dans les rues de Beyrouth, mais oui c’est un dimanche tranquille. Si les rues menant aux ministères, au parlement sont cadenassées (barrières, barbelés…), l’air est libre, l’espace est libre. Point d’uniforme à proximité des manifestants, aucun relent de gaz lacrymogène. La société libanaise expose une extraordinaire maturité, conscience collective de ce virage réclamé, nous voulons un Liban prospère, nous sommes avant tout une Nation.
Les jours se suivent et se ressemblent
Un tabou vacille
Rassemblement peut-être moins impressionnant qu’ailleurs, encore que Baalbek soit une ville moyenne, il n’en est pas moins inédit. Des milliers de libanais bravant les déclarations martiales du Hezbollah dans un de ses fiefs, impensable il y a peu encore. Défiance profonde à l’égard de tous les politiques. Et toujours kellon ya3ni kellon, tous cela veut dire tous.
Transmutation
La surprise dans les yeux de ce jeune manifestant, de la confusion aussi, comment la révolution a pu en si peu de temps transformer ma ville me dit-il. Probablement pas d’explication, ou simplement une idée qui de fugace est devenue évidence, c’est ce système communautaire clientéliste qui nous enfonce dans la misère en nous éclatant. Le manque d'eau, le manque d'électricité, le chômage endémique sont à l'origine de ce mal-être, unis nous devons reprendre en main notre vie, nous exigeons que nos politiques soient à notre service.
Mais j’extrapole les réponses, bien malin celui qui possède les clés de décryptage.
Forces centrifuges
28 octobre, vol de retour à Beyrouth prévu à 15 h, départ de Tripoli vers 6 h. La ville est quasi bouclée par les barrages, le taxi désespéré à force de demi-tours mais finalement au bout d’une heure trouve un trou de souris via un chemin improbable. Autoroute bloquée, panaches de fumée noire, mais descente sans encombre par la route de la côte jusqu’à Beyrouth.
Démission du Premier ministre Saad Hariri, Je démissionne en réponse à la volonté de beaucoup de Libanais qui sont descendus dans les rues pour demander du changement. Coup d’éclat, victoire des manifestants ou démission en faux-semblant ? En réponse le stratège du très puissant mouvement chiite, un état dans l’état disent certains, continue de discréditer et d’intimider les manifestants, non à ce qui n’est qu’un complot de puissances étrangères. Et toujours d’agiter le spectre de la guerre civile. Asma me faisait part de sa vie à Beyrouth pendant cette guerre, difficile de s’approvisionner, ni eau ni électricité. Cela signifie pas de réfrigérateur par 40°, être obligée de sortir quotidiennement la peur au ventre. Et pendant de longues années. Plus jamais ça, Asma est revenue vivre dans son pays et veut vivre en paix.
Mes pensées lors du décollage vont vers tous les libanais que j’ai croisé convaincu d'avoir traversé un moment d'Histoire, bouleversé je l’ai été par cette force venue du fond des cœurs.
Evènements à suivre:
Lettre d'Emilie Sueur, rédactrice en chef du quotidien libanais L'Orient-Le Jour, vendredi 06 décembre 2019

Aujourd’hui, la pression sur cette rue qui s’est soulevée, est colossale. Les retraités sont en situation de vulnérabilité accrue, les salariés du privé sujets à des coupes de salaire voire des licenciements, les restrictions bancaires s’aggravent. Les associations manquent de fonds et nombre de familles sombrent dans le désarroi, elles qui ne pouvaient compter que sur cette société civile pour pallier les manquements de l’Etat.
Aujourd’hui, et lors des trois jours qui nous séparent des consultations parlementaires contraignantes fixées à lundi pour désigner un nouveau Premier ministre, tous les regards seront tournés sur cette rue dont on observera la capacité de mobilisation, la détermination, alors qu’elle est la première touchée par la dégradation de la situation. Tous les regards seront sur ces manifestants qui se battent depuis des semaines pour un Liban meilleur, plus juste, face à des dirigeants qui ne pensent qu’à sauver les ruines d’un ancien monde désormais rejeté.
Ces derniers jours, des Libanais, des pères de famille, ont mis fin à leurs jours, écrasés par le poids des dettes et l’absence d’espoir. Face à ces drames, le pouvoir n’a pas bougé d’un iota. Face à ces drames, la rue a affiché une formidable empathie, une extraordinaire solidarité.
Deux mondes se font face aujourd’hui. Celui, fort de centaines de milliers d’hommes, de femmes, de jeunes et de moins jeunes, qui veut construire un pays digne de ce nom, et celui qui ne pense plus qu’à sauver des meubles insauvables. Quitte à détruire une nation, quitte à détruire un pays.
Dans le bras de fer entre ces deux mondes, les jours à venir seront cruciaux.
De quelle violence parle-t-on?
Notre admiration devant la force, le calme des libanais déferlalnt dans les rues pour clamer leur espoir en une nation débarassée des scories du confessionnalisme, de l'affairisme et du clientélisme était toujours tempérée par la crainte de la réaction des partis au pouvoir. Après 90 jours de contestation nous y sommes et, hélas, vient le temps des violences devant l'extraordinaire refus de la caste dirigeante de répondre même un tant soit peu à cette clameur.
Emilie Sueur dans son édito de L'Orient Le Jour du 20 janvier revient sur les nécessaires perspectives. Maintenant il faut faire de la politique:
Certains ont posé, ce week-end, la question d’une infiltration, voire d’une instrumentalisation ou d’un détournement du mouvement de protestation populaire au Liban. Samedi, au premier jour du quatrième mois de révolte, la mobilisation avait commencé de manière pacifique avec des marches convergeant vers le Parlement. C’est là, en milieu d’après-midi, que le grand dérapage a commencé. Des manifestants ont jeté des projectiles sur les forces de l’ordre, qui ont dégainé tout l’arsenal répressif à disposition : canons à eau, gaz lacrymogène et balles en caoutchouc. Au bout de cette nuit de colère, l’on déplorait des centaines de blessés, dont certains graves.
Mais est-il primordial, finalement, de savoir qui sont ceux qui ont jeté la première pierre ? Des infiltrés, des affamés, des désespérés, des radicalisés? L’essentiel, aujourd’hui, est peut-être ailleurs. Hier, dans le centre-ville de Beyrouth, la grande majorité des manifestants ne s’est pas engagée dans des actes violents et ne soutient pas une stratégie d’escalade. Il n’en demeure pas moins que quelque chose a changé. Car aujourd’hui, 90 jours après le début du mouvement, nombreux sont les manifestants qui disent comprendre, même s’ils n’y adhèrent pas, la radicalisation du mouvement. Cette ‘compréhension’ n’était pas nécessairement d’actualité il y a un mois. La violence qui s’exprime, ces derniers jours, dans le cadre du mouvement de protestation, est le reflet d’une violence bien plus large subie par les Libanais.
Violence économique, alors que la crise touche de plein fouet tant de Libanais dont les salaires ont été amputés quand ils n’ont pas, purement et simplement, perdu leur emploi.
Violence de l’inflation, qui monte autant que la valeur de la monnaie nationale dégringole.
Violence des restrictions bancaires qui contraignent les déposants à mendier un accès, limité, à leurs économies, fruit d’une vie de travail et quasi seule ressource de survie dans un pays dépourvu de filet social digne de ce nom.
Violence, enfin, exercée par une classe politique qui reste éhontément sourde aux revendications et tourments du peuple. Pire encore, violence de ces politiques, impudents chiffonniers, qui continuent, sans même se cacher, leurs marchandages dignes d’un souk pour s’octroyer une plus grosse part d’un gâteau pourtant de plus en plus maigre et indigeste, au lieu d’avancer ne serait-ce qu’un début de plan pour sortir de la crise.
Des semaines durant, les Libanais ont répondu à cette violence multiforme par des manifestations pacifiques, avec une créativité, un courage et un humour remarquables.
Désormais, deux types de personnes manifestent : celles qui ont encore espoir de changer le pays, et celles qui n’ont plus rien à perdre, nous disait une manifestante ce week-end. Si ce sont ces derniers qui, désormais, vont faire pencher la balance du mouvement, alors oui, les terribles images de ce week-end sont appelées à se répéter.
La radicalisation violente du mouvement est-elle le meilleur, sinon désormais le seul moyen d’obtenir un changement ? Probablement pas.
Mais pour que le mouvement reste pacifique, il faut que la colère et la frustration soient canalisées à travers de nouvelles stratégies de protestation pacifiques, plus ciblées et plus efficaces, et que de nouveaux moyens de pression soient déterminés.
Ce n’est pas à la rue, qui a fait son boulot en se mobilisant depuis trois mois, qu’il faut demander de définir la forme, les formes, de cette nouvelle étape du mouvement aux portes de laquelle nous sommes.
Aujourd’hui, il est urgent, indispensable, que les organisations, mouvements et partis issus ou proches de la société civile, et qui sont synchrones avec les revendications du peuple, assument enfin le rôle qu’ils devraient jouer. Le temps des débats sous les tentes – formidables initiatives certes – est passé. Aujourd’hui, il s’agit de faire de la politique ; de s’engager ; de monter une ou des coalitions ; de produire un programme, des plans de sortie de crise, afin de mettre la pression sur ceux qui, aux commandes, ne produisent rien. De montrer qu’une alternative, du moins une force d’opposition, existe.
En un mot, il est urgent, pour ces organisations et partis, de ne plus se limiter à une activité relevant de l’associatif, mais de faire de la politique dans tout ce qu’elle a de plus noble.
Mis en ligne le 20 janvier 2020